Le jargon du p'tit folkleux

Histoire de l'accordéon diatonique

Accordéons : l'aventure corrézienne.
Olivier Durif - revue Modal N°3 - juin 1986



L'histoire a fait de la Corrèze le principal centre de fabrication de l'accordéon en France. Cette histoire mal connue s'est déplacée de Brive à Tulle au terme de multiples péripéties, d'aventures humaines et musicales, de réussites industrielles et commerciales. Cette activité, qui a touché pendant quatre-vingts ans des centaines de personnes à travers toute la Corrèze, est encore vécue intensément par beaucoup de gens comme un monde riche et coloré, prolongée aujourd'hui par le renouveau de la firme Maugein. Voici quelques éléments, présentés par olivier Durif, de cette histoire où la réalité et la légende se mêlent étroitement pour constituer une épopée quasi mythique.



La legende commence à Brive par un dimanche de 1885. François Dedenis, jeune menuisier originaire de la montagne limousine part à la pêche avec un camarade qui emporte avec lui un accordéon. C'est probablement ce jour-là que François découvre en même temps que la pêche à la ligne, activité « branchée » de cette fin de siécle, le dernier gadget de la musique populaire de l'époque : l'accordéon.
La légende, toujours elle, veut que François Dedenis, emballé par la sonorité de l'instrument, ait économisé jour après jour pour se payer un accordéon de quatre sous et de cinq touches. On peut penser que les accordéons allemands qui fournissent l'essentiel de la production de l'époque sont d'une solidité à la mesure de la modicité de leur prix : l'instrument se dérégle: François le démonte et le répare.
A partir de ce jour l'histoire prend le pas sur la légende. L'aventure s'installe au coin de la rue Raynal et de la rue Dubois à Brive où François a son atelier de menuiserie. Devant le succès de cette première réparation, il perfectionne son instrument puis vraisemblablement en construit un avec des moyens de fortune. Il en fabriquera régulièrement désormais tout en continuant son métier de menuisier. Les catalogues édités par Dedenis font remonter son installation comme fabricant d'accordéon à 1887. Mme Vauxel dans son intéressante étude sur l'entreprise Dedenis signale que c'est seulement à partir de 1901 que la mention « fabricant d'accordéons » apparaît sur les listes de recensement, remplaçant celle de «menuisier». Chronologiquement, ce changement de statut intervient sans qu'on puisse établir aujourd'hui une relation de cause à effet, après le succès signalé par le journal briviste « Le Petit Gaillard », de François Dedenis à l'Exposition Universelle de 1900 où il obtient « un diplôme d'honneur avec croix du Mérite pour l'excellence de ses accordéons exposés au Palais du travail ».
En tout cas cette période est sensiblement concordante avec l'essor de l'accordéon en limousin.
Les concours d'instruments populaires mentionnent sa présence dans un concours à Pompadour le 18 septembre 1896 pour « musette, violons, accordéons, flageolet et flûte... » et le 11 septembre 1898 au Bourg de Varetz : « un concours d'accordéons et de violons » .



Son essor prétend être freiné par la piètre opinion dans laquelle les notables locaux tiennent l'instrument. Comme les Auvergnats le font à la même époque dans les journaux auvergnats à Paris à propos du bal musette, Johannés Plantadis, sous le pseudonyme de Jean Dutrech, dans un numéro de la revue régionaliste « Lemouzi » de 1895, déplore son irruption en Limousin où il « a chassé en partie les bons instruments anciens ... l'accordéon, l'affreux accordéon qui n'a rien de Limousin ni de bien agréable et qui détonne dans le milieu où il enfle ses sons insipides et les désenfle... »
Lors du premier et important concours d'instruments anciens de Juillac en 1902, l'organisateur, le Dr Gaume, justifie son initiative en regrettant « que deux instruments du pays, la musette et le fifre disparaisse pour être remplacés par l'affreux accordéon... il a résolu de les faire revivre » . Mais, dès 1905, la mode est la plus forte et le bon docteur est contraint d'introduire l'accordéon dans son concours . on peut donc penser qu'à partir de 1905 François Dedenis est bien installé dans sa situation de fabricant d'accordéons. Lors de la fête patronale de Brive du 26 août 1906, un concours d'accordéons, de vielle, de chabrette est organisé; la «Maison Dedenis» offre un instrument au vainqueur du concours d'accordéons. Le vainqueur est un certain... Maugein de Tulle ! Là mode de l'accordéon (diatonique pour l'essentiel) va grandissante et la concurrence est sans doute rude pour Dedenis même à Brive : le Radical de la Corréze publie un encart publicitaire où «J. Contenson, 4 rue de la République à Brive la Gaillarde » propose des «Accordéons Français, Italiens, Autrichiens... de concert, bal et salon, accordéons Stradella 3 jeux, 12 basses, 21 touches. les plus sonores et les meilleurs du monde ... ». Qu'importe, le succès des "boites à sucre" Dedenis, comme on les appelle familièrement, ne se dément pas. Dès 1907, François Dedenis s'installe place Thiers et en 1913 il inaugure en présence du député de Brive, M. Lachaud, une nouvelle usine, signe d'une réussite qui dépasse sans doute déja les frontières du Limousin. On croit savoir qu'à cette époque Dedenis réalise entièrement ses accordéons. La plupart des membres de la famille de François Dedenis, qui n'a pas d'enfants (et n'en aura pas), travaillent dans l'usine. François Dedenis est présenté comme un homme de petite taille, énergique, patron philanthrope, avec un coeur d'or, trop bon, semble-t-il parfois avec ses ouvriers.

L'usine ferme ses portes pendant la guerre de 14-18 et ne rouvre qu'à l'armistice. Dans les difficultés d'approvisionnement de l'après-guerre, mais dans la joie de la fin de la tourmente, les bals reprennent: l'accordéon s'est imposé comme l'instrument roi. La maison Dedenis entame la décennie de son apogée. Elle embauche dès 1919. Parmi les ouvriers figure Jean Maugein, descendu de Tulle où il est accordeur de piano. L'homme, de fort caractère et d'une intelligence vive, comprend très vite la technique du montage des accordéons. Trop vite semble-t-il au gré de la Maison Dedenis. On lui l'ait comprendre que sa place est ailleurs. Il rentre à Tulle et se met à réparer les accordéons puis, sans doute, à en vendre. Rapidement il s'installe dans un petit atelier de la rue du Grillon et commence à fabriquer; ses deux frères Antoine et Robert le rejoignent ainsi qu'un premier ouvrier, M. Chareille.

Pendant ce temps Dedenis produit, selon ses dires, plus de 5.000 accordéons par an, diatoniques dans leur grande majorité. Il semble bien qu'il appose son nom sur des accordéons d'importation qui lui permettent d'élargir sa gamme. Les lames semblent également, selon les dire de M. Poumara (voir article «j'étais accordeur Chez Maugein-Frères»), être de fabrication allemande. La fabrication en grande série qui fait de l'accordéon une industrie de montage et de fïnition et les coûts moindres de la concurrence conduisent à cette évolution où l'économie prend le pas sur l'artisanat. Outre les catalogues, la publicité chez Dedenis est assurée par un orchestre d'ouvriers et ouvrières de l'usine qui se produisent en harmonie sous la direction d'un accordeur de la maison, premier prix de conservatoire, M. Suhit. Leurs succès dans différentes villes de France, en Belgique, en Italie, en Suisse, attestés dans les catalogues et dans le journal du «Tout Brive», assurent ainsi la promotion de la marque.


ensemble d'accordéon des usines dedenis

L'idée sera reprise plus tard par Maugein qui montera «Tulle Accordéons» toujours sous la direction de M. Suhit. Les catalogues dithyrambiques sont conformes au genre de l'époque conseillant les joueurs sur tel modèle de préférence à tel autre. Le musicien de routine y est constamment mis en garde contre l'achat d'un instrument qui serait inadapté à sa technique et à ses moyens, présumés restreints.
Les musiciens de routine sont cependant la grosse clientèle de chez Dedenis qui vend ses petits diatoniques aux quatre coins de France. Pendant ce temps-là, les Maugein installent un nouvel atelier rue du Docteur Faugeyron, à Tulle, dès 1923 ; peu après ils bâtiront une usine non loin de là, cité Cazeau. En 1928, l'usine Maugein compte vingt et un ouvriers cependant que chez Dedenis prés d'une centaine d'ouvriers sont employés. La concurrence étrangère, allemande et italienne, est très forte à l'époque. Dans un article de la «Revue Limousine » de 1926, François Dedenis demande, déjà à cette époque, qu'on rehausse les droits de douane et qu'on délivre des factures et certificats d'origine aux instruments étrangers.
En 1927 François Dedenis, à l'occasion du Centenaire de l'Accordéon, est décoré de la Légion d'Honneur par Henri de Jouvenel, puis fait chevalier en 1930. Pourtant il semble bien que l'entreprise Dedenis, si elle a marqué de son sceau les années 20, avec la production de diatoniques, n'a pas préparé l'avenir avec assez d'intuition. Maugein de son côté a misé sur le chromatique et ne fait du diatonique qu'en appoint.



D'ailleurs certains pensent que bon nombre de diatoniques Maugein sont faits chez Dedenis, la «musique » étant montée et la raison sociale apposée chez Maugein.
De son côté, Dedenis importe pour ses chromatiques des caisses et des « musiques» italiennes qu'il monte et finit à Brive.



Le 7 février 1933, François Dedenis meurt laissant à sa femme la responsabilité d'une entreprise florissante mais semble-t-il peu préparée à l'avenir. La continuité est assurée par un chef d'atelier de la maison, M. Belony, qui continuera à commercialiser de petites séries qui n'étaient pas encore finies, à réparer puis à vendre des accordéons à Brive jusqu'à sa mort un peu avant les années 60.
Mais on peut dire que l'orée de la Seconde Guerre mondiale marque la fin de l'ère Dedenis. Pendant ce temps les trois frères Maugein poursuivent leur route. Dés 1937, ils font construire une nouvelle usine rue d'Arsonval à Tulle. En 1938 ils fabriquent entièrement leurs instruments ayant acquis et fait construire les machines pour fabriquer leur « muique », seuls les boutons et quelques jeux d'anches spéciaux sont achetés à l'extérieur. Plus d'une centaine d'ouvriers y travaillent désormais. La demande est forte à ce moment-là, l'accordéon chromatique est l'instrument populaire par excellence. la firme Maugein, solidement dirigée par les trois frères, bénéficie de la collaboration de très bons ouvriers. L'ambiance, excellente, favorise la qualité. Les ouvriers ont à coeur de produire le meilleur travail. D'ailleurs les différentes interventions ou pièces de l'accordéon (clavier, menuiserie, accord) sont signées du nom de l'ouvrier. En 1939 prés de trois cents ouvriers travaillent chez Maugein.
La concurrence est surtout italienne à cette époque. La firme italienne Cooperativa Armoniche prend en 1936 un concessionnaire en Corrèze même : M. Calmel à Beaulieu. Celui-ci vend les instruments avec sa propre raison sociale « Calmel à Beaulieu ». Il embauche quelques ouvriers pour la finition puis, vers 1938, il se met, semble-t-il, à fabriquer lui-même les accordéons, répliques parfaites des modèles « Coopé ». Sa mort, en 1939, interrompt une concurrence qui, sur le plan de la qualité, s'annonçait redoutable pour Maugein.


la fabrication des soufflets chez Maugein en 1939

La guerre survient et Maugein débauche son personnel réquisitionné. Puis, après 40, la fabrication redémarre et on réembauche une centaine d'ouvriers. Les difficultés d'approvisionnement, notamment en pièces métalliques, sont palliées par des erzatz où l'aluminium remplace le laiton et l'acier.
Pendant les combats de la Libération, Tulle est durement touchée par les représailles allemandes et la firme Maugein paie son tribut en hommes de valeur, blessés, déportés, voire excécutés . Les archives de la maison Maugein sont éparpillées.
Mais la Libération est là et l'accordéon est de toutes les fêtes : le monde veut oublier! La production redémarre très vite et très fort, Maugein en bénéficie. la musique inexorablement change: l'Amérique et le jazz sont là ! Gus Viseur vient chez Maugein faire fabriquer le premier accordéon avec un accord baptisé «Viseur» qui deviendra l'accord «swing». Les caisses des accordéons se sont arrondies, les goûts changent. En Corrèze, le chromatique a définitivement supplanté le diatonique. les bals florissants voient naître des orchestres où l'accordéoniste est accompagné d'autres instruments. La période est excellente pour la firme Maugein. En 1946, quatre chefs d'équipes chez Maugein : MM. Lacroix, Simon, Chareiile et Beaussoutrot décident de monter leur propre entreprise, les accordéons « Union ». Ils s'installent dans un atelier à quelques centaines de mètres de chez Maugein. Leur réussite est relative après un premier succès de curiosité. Leur travail quasi-artisanal dans une fabrication où la standardisation et la rationalisation sont importantes à l'époque ne leur permettent pas de lutter contre leur concurrent et voisin Maugein. L'entreprise fermera boutique au milieu des années soixante sans avoir réellement percé. Dans les années cinquante à soixante la production est importante chez Maugein et le marché alimenté par une demande de plus en plus régionale. Mais l'accordéon entre dans une période de déclin. La guitare et le rock'n'roll s'annoncent. Les fréres Maugein, et l'entreprise avec eux, commencent à vieillir, les salaires baissent, la qualité et l'ambiance s'en ressentent. L'accordéon est encore perçu comme un instrument populaire mais son aventure est derrière lui. En Limousin notamment, le phénomène qui popularise Ségurel, alors en pleine gloire, masque pour de nombreuses années au niveau de la fabrication le passage de l'accordéon du stade d'instrument à part entière au statut d'instrument de la nostalgie. Les musiciens s'en détournent progressivement. Le monde du show-biz l'ignore royalement.
La firme Maugein, sans réellement baisser en qualité, subit cette crise qui l'anesthésie progressivement. Les frères Maugein se retirent et Jean meurt le premier en 64, Robert part en retraite en 1965 et meurt en 1972, Antoine en 1977 et son fils Georges qui travaillait également à l'usine en 1978. Dés 1965, un directeur est nommé mais il ne réside pas à Tulle et vient trop sporadiquement de Bordeaux où il réside. dans les années 70, Maugein est complètement absent du regain d'intérêt pour le diatonique que la maison perçoit comme dépassé.
En 1981, la famille fait appel à M. René Lachaize, parent de la famille pour diriger l'entreprise en diffîculté. La municipalité décide d'aider la firme qui appartient au patrimoine tulliste. Elle décide la construction d'une nouvelle usine qu'elle loue à la firme Maugein en location-vente. En 1984, la nouvelle usine est inaugurée: une nouvelle aventure commence...


le luthinier